Werner Jeker, quarante ans plus tard

Récemment, je me suis retrouvé dans une librairie de musée qui contenait exactement le même petit carnet de croquis que celui qui trône dans ma bibliothèque depuis 1988. C’était l’exacte édition publiée à l’occasion d’une exposition à la Kunstmuseum de Soleure en 1987. Quarante ans plus tard, Werner Jeker était là, dans cette petite exposition retrospective, et moi aussi, mais quelque chose d’indéfinissable avait basculé dans cette géométrie temporelle.
Étudiant en graphisme à l’époque, j’avais acquis ce carnet lors d’une exposition qui avait pris place dans mon école, quand Jeker représentait pour nous cette figure mythique du design suisse, celui qui maîtrisait l’affiche culturelle avec une élégance que nous espérions tous un jour approcher. Dans mes tiroirs de jeune graphiste, ce carnet était devenu une référence, un talisman presque. Je le montre encore parfois à mes étudiants, ces pages jaunies qui portent en elles tout le geste de la création graphique.
Mais aujourd’hui, debout devant ces mêmes croquis, j’ai ressenti cette étrange mélancolie qui accompagne les retrouvailles avec soi-même. Pas les croquis, ils demeurent d’une justesse parfaite, intacts dans leur errance de la recherche graphique. C’est moi qui avais bougé, qui avais dérivé loin de cette admiration première, quarante ans de trajectoire professionnelle, de révolutions technologiques, de rencontres, de bifurcations forcées, de choix, de questionnements sur ce métier qui n’arrête pas de se réinventer devant nos yeux. Là, sur ce chemin, le temps soudainement retrouvé m’a rappelé que je n’ai jamais oublié d’où je viens.
En 1988, Jeker avait dit quelque chose de marquant dans une interview que j’ai retrouvée : « Dire à un graphiste qu’il n’est rien sans un ordinateur, c’est comme dire à un musicien qu’il n’est rien sans un orgue électronique! » Avec un scepticisme compréhensible pour l’époque, il parlait déjà de cette transformation qui commençait à bouleverser notre discipline, nous qui découvrions les premiers Macintosh avec cette excitation mêlée d’appréhension qui accompagne tous les grands basculements. Cette phrase résonnait comme un avertissement autant qu’une promesse, et aujourd’hui elle me revient avec la force troublante des prédictions qui ne se sont jamais vraiment réalisées. Toutefois, là où Jeker pourrait donner encore à réfléchir est dans le fait que sans l’ordinateur qu’il maîtrise souvent peu, un graphiste ne sait plus en être un. En d’autres termes, je pose la question: que sont devenus nos fondamentaux?
Car nous vivons maintenant une mutation bien plus radicale encore. L’intelligence artificielle transforme notre relation aux outils de création d’une manière que nous peinons encore à saisir. Contrairement à la révolution informatique des années 80-90 qui était tangible, visible, avec des machines qui prenaient de la place sur nos bureaux, celle-ci avance comme un feu de brousse invisible, diffus, transformant le paysage sans qu’on le voie vraiment.
Le technologue que je suis devenu, contrairement à Jeker qui est resté fidèle à ses fondamentaux graphiques, observe cette évolution avec une fascination mêlée d’une inquiétude sourde. La plupart des professionnels que je côtoie traitent encore l’IA comme un moteur de recherche sophistiqué, sans mesurer que le paradigme glisse sous leurs pieds, que quelque chose d’essentiel se redéfinit dans l’acte même de créer et de produire.
Ce carnet de croquis, témoin silencieux de ces quatre décennies, me rappelle pourtant quelque chose d’essentiel qui me console et m’apaise. Les outils changent, les révolutions se succèdent avec une accélération vertigineuse, mais ce qui nous constitue comme créateurs, à savoir cette capacité à observer, synthétiser, traduire un sentiment en forme, demeure. Jeker concevait sans informatique en 1988, et ses croquis parlent encore aujourd’hui, pas parce qu’ils ont résisté au temps, mais parce qu’ils portent en eux cette intelligence du geste juste qui transcende les époques et les supports.
La question n’est plus de se demander (encore) si nous serons remplacés par les machines, mais comment nous continuerons à nourrir cette part irremplaçable de notre humanité créatrice, comment transmettre aux nouvelles générations non pas seulement la maîtrise des outils qui changent sans cesse, mais cette capacité fondamentale à apprendre, à s’adapter, à garder vivace cette curiosité qui fait qu’un simple croquis traverse les décennies comme un message dans une bouteille.